Artiste multidisciplinaire (photographie, vidéo, performance), théoricien, historien de la photographie et écrivain de renom, Allan Sekula a été à contre-courant des normes esthétiques et de l’idéologie dominante de la photographie au début des années 1970. A une époque où le genre est menacé d’extinction[1], Allan Sekula tente de redonner vie à la dimension sociale du documentaire. Fer de lance du « réalisme critique », il a interrogé les conditions politiques, économiques et sociales du capitalisme avancé en associant textes et images dans des projets qui alternent les formats, les genres et les tonalités.
Entré à l’Université de Californie de San Diego avec l’intention d’étudier la biologie marine, Allan Sekula se tourne finalement vers les arts visuels. Il y suit les cours d’art de John Baldessari et David Antin, étudie la philosophie avec Herbert Marcuse et le cinéma avec Manny Farber. Très tôt, il critique les grands systèmes techniques et économiques. Il pratique alors la sculpture et les « performing actions » : voler de la viande dans un supermarché et la jeter sur l’autoroute (Meat Mass, 1972) ; passer dans un train de marchandises longeant une usine de produits chimiques où il avait travaillé ; etc. pour finalement s’intéresser à la documentation, très directe et sans traitement esthétique, de ces performances, puis de la vie quotidienne.
En collaboration avec deux professeurs (Fred Lonidier et Phil Steinmetz) et des élèves partageant ses points de vue (Martha Rossler et Steve Buck), il commence à déconstruire/reconstruire la photographie. Ensemble, ils ne se contentent plus de se servir de la photographie à des fins instrumentales pour documenter des performances, des installations extra-muséales ou pour mettre en cause de façon générale l’objet d’art et les codes de représentation, mais ils dénoncent le reportage social qui décrit la misère et le photojournalisme d’apitoiement. Ils cherchent à démonter le mythe de la transparence du documentaire et s’opposent à une lecture naïve de l’image comme copie de la réalité. Pour Allan Sekula, la photographie est un outil de description insuffisant pour expliquer entièrement ce qu’elle montre. Elle est toujours une construction discursive, marquée, comme tout discours, par un contexte historique, social et institutionnel, par un cadre de réception ainsi que par des stratégies sémantiques et rhétoriques qui dépassent les limites de l’image. Dans son œuvre, Allan Sekula va donc accompagner ses photographies de plusieurs niveaux de textes (légendes, paroles rapportées, récits, commentaires) et de dispositifs de présentation afin de réinscrire chaque image dans un contexte plus large, qu’il soit historique, culturel ou socioéconomique.
En cela, son œuvre Fish Story (1989-1995) s’impose comme la synthèse d’une grande partie de ses recherches. Fresque de l’économie maritime mondiale, cette œuvre en sept parties comprend une centaine de photographies, deux slides-shows et une vingtaine de textes, et examine les réalités du travail en mer et dans les ports du monde entier. Après six ans d’investigations et de recherches, Allan Sekula réalise un véritable documentaire critique sur ce monde de travail acharné, exploité, isolé, anonyme, invisible qui représente pour lui un paroxysme du système ultra-libéral. Sans tomber dans la « belle » image et sans aucune dramatisation, cette œuvre optimiste et combative se veut également une étude de l’histoire de l’art suivant toute une tradition de représentations de l’économie de la mer, de la peinture hollandaise du XVIIe siècle à aujourd’hui.
Parmi ses dernières séries, Titanic’s Wake (1998-2000) comprend des photographies du décor du film « Titanic » construit (avec des conséquences néfastes pour l’environnement) près d’un village mexicain de pêcheurs situé à environ quatre-vingt kilomètres de la frontière américaine pour profiter des bas salaires locaux, et Polonia and Other Fables (2009) où il évoque la communauté des émigrés polonais (dont ses parents faisaient partie) à Chicago et l’influence des Etats-Unis en Pologne. Sur la photographie Europa (2011), un homme de dos, en pleine tension, couché sur un radiateur et accroché à un câble, rappelle les nombreux immigrés dont le rêve s’est terminé derrière des barbelés.
Jusqu’à sa mort, Allan Sekula s’est intéressé au monde maritime, à la notion de frontière, aux flux de consommation et d’êtres humains et à l’idée de nationalité à une époque de mondialisation de l’économie. Travaillant la narration, réarrangeant documents et archives pour enregistrer le plus fidèlement possible le réel et montrer comment tout est politique, il a fait de la photographie une arme de combat. Interrogeant autant le médium que le monde qu’il est censé évoquer, Allan Sekula a ouvert une voie nouvelle à la photographie documentaire.
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[1] « Dès 1967, John Szarkowski avait annoncé la mort du documentaire social lors d’une exposition tenue au MoMA, New Documents, qui présentait Diane Arbus, Lee Friedlander et Gary Winogrand in : Dominique Baqué, Photographie plasticienne, l’extrême contemporain, Editions du Regard, Paris, 2004, p.253.